Le bassin de Korçë, au cœur de l’Albanie sud-orientale, est aujourd’hui l’une des régions d’Albanie dont le patrimoine archéologique est le mieux documenté grâce aux nombreuses fouilles qui s’y sont succédées depuis le milieu du XXe siècle. Ces recherches ont, en effet, révélé plus d’une quarantaine de sites – habitats et tumuli – dont la chronologie s’étend du début du Néolithique jusqu’à la période médiévale, et dont une grande partie appartient à la période protohistorique.

Ce bassin d’altitude entouré de montagnes, particulièrement propice à l’implantation des premières communautés sédentaires, de l’homme – s’étend au sud des lacs d’Ochrid et de Prespa, au carrefour des mondes égéens et balkaniques, et aujourd’hui à proximité des frontières de la Grèce et de la Macédoine du Nord. Par sa position géographique et sa physionomie, il fut soumis, dès la préhistoire, aux influences culturelles les plus diverses : égéennes et balkaniques, puis grecques, romaines, byzantines, slaves et pour finir, ottomanes. C’est tour à tour un « cul-de-sac » géographique et culturel, une zone de confins, mais aussi une voie de passage, une aire de transit entre l’Occident et l’Orient ou encore, pour les périodes historiques, une zone frontière – frontière mouvante entre l’Illyrie et la Macédoine comme en témoigne la campagne d’Alexandre contre Cleitus et Glaucias, ou plus récemment encore, au début du XXe siècle, entre l’Albanie et la Grèce. C’est sans doute aussi ce qui explique le caractère multi-ethnique, multilingue et multiconfessionnel de la population albanaise de cette région[1].

C’est donc dans ce contexte qu’il faut placer le projet PASHA – Propsections Archéologiques des Sites de HAuteur – initié en 2018 dans le cadre plus large du programme de recherche Dynamiques des peuplements dans le bassin de Korçë au cours des âges des métaux (Bronze, Fer) de la Mission Archéologique Franco-Albanaise de Korçë (MAFAK)[2].

            Le projet PASHA se situe dans la continuité directe du programme PALM[3] – Prospections Archéologiques du Lac Maliq – puisqu’il s’agit d’approfondir certaines des problématiques soulevées par ce dernier, notamment sur la question du peuplement au début de l’Âge du fer et plus largement sur cette phase chronologique encore obscure aujourd’hui. Selon F. Prendi, la première phase de l’Âge du Fer[4] s’étend de la fin du XIIe (ou du début du XIe s. av. J.-C.) au début du VIIIe s. av. J.-C. et correspond à une phase de transition entre l’Âge du Bronze et l’Âge du Fer albanais[5], ces dates reposant uniquement sur les caractéristiques de la céramique issue des fouilles des tumuli. C’est seulement avec la fouille des niveaux supérieurs du site de Sovjan, 1993, que l’on obtient les premières datations absolues pour cette phase : la fin du BR, correspondant à la fin de la phase Sovjan V, se situe vers la fin XIIIe-début du XIIe  s. av. J.-C. ; la transition BR/FA, ou Sovjan VI, du XIIe au début du IXe s. av. J.-C., et le début du FA, ou Sovjan VII, du IXe au milieu-fin du VIIIe s. av. J.-C., date d’abandon du site qui ne sera plus réoccupé par la suite[6].

            Mais la définition précise de la première moitié du FA dans le bassin de Korçë demeure incertaine. Grâce aux résultats des recherches les plus récentes[7], on sait désormais  qu’il existe une certaine continuité culturelle entre la fin du BR et la première phase du FA, c’est-à-dire jusque vers le milieu ou la fin du VIIIe s. av. J.-C. Une partie des résultats du projet PALM ayant déjà été publiée[8], on rappellera seulement qu’il existe une continuité dans les dynamiques d’implantation des habitats préhistoriques dans le bassin de Korçë : les sites occupés au BR continuent de l’être au tout début du FA et se localisent toujours en périphérie du lac Maliq (Sovjan VII, Maliq, Podgoria-Kishnik et plusieurs autres sites trouvés en prospection). Cette continuité est aussi visible dans l’expression de la culture matérielle (céramique, outillage) ainsi que dans les pratiques funéraires. Les différences, quand elles existent, sont mineures par rapport à celles que l’on observera après le VIIIe s. av. J.-C.

 

En revanche, on s’accorde aujourd’hui pour placer une césure dans la dynamique de peuplement du bassin vers 750-700 av. J.-C. : la plupart des habitats de la plaine sont abandonnés, tandis que de nouveaux sites, généralement implantés en hauteur, apparaissent sur la périphérie du bassin. Ce phénomène semble avoir une dimension à la fois environnementale et humaine[9]. Les études paléoenvironementales menées parallèlement aux fouilles de Sovjan ont en effet montré que le lac Maliq a connu, depuis sa formation au Tardiglaciaire, un certain nombre d’oscillations d’amplitude plus ou moins forte. L’une d’elles correspond précisément à la période qui nous occupe : après le VIIIe s av. J.-C., la nappe lacustre connaît une hausse d’environ 3 à 4 m liée à un épisode climatique froid et humide, qui s’étend sur une grande partie de l’Europe et qui est notamment responsable de l’avancée des glaciers et de l’élévation des lacs alpins[10]. C’est sans doute l’un des épisodes lacustres qui ont le plus fortement marqué le paysage de la plaine de Korçë : le lac connaît alors son emprise maximale puisqu’il s’étend jusqu’au contrefort du Mali Thatë à l’est et occupe presque toute la partie nord du bassin. Cette brusque montée du niveau lacustre a pour conséquence une importante réduction du terroir agricole exploitable dans la moitié nord du bassin, terroir dont la superficie passe de 70 km2 durant toute la seconde moitié de l’Âge du Bronze et le début de l’Âge du Fer (période de basses eaux) à 50 km2 environ, soit une perte de presque un tiers. Cette réduction du terroir agricole a sans aucun doute eu aussi un impact important sur la population mais elle reste difficile à évaluer pratiquement.

 

Quoi qu’il en soit, les sites de hauteur, généralement fortifiés, sont les seuls sites d’habitat attestés jusqu’à maintenant dans le bassin de Korçë pour la phase tardive du FA[11], les autres sites connus – et souvent fouillés – étant les tumuli ou nécropoles tumulaires implantés dans la plaine. Ces habitats fortifiés sont amplement mentionnés dans la littérature albanaise et la majorité d’entre eux est traditionnellement assignée à la période qui couvre le Bronze Récent et le FA, ce qui représente en réalité une fourchette chronologique très large[12]. Ces datations – relatives – reposent principalement sur la céramique trouvée en surface, mais celle-ci n’a jamais fait l’objet de ramassages ni d’examens systématiques, et encore moins de publications en règle. Dans les rares cas où des sondages ont été pratiqués, comme par exemple à Gradisht e Symizë[13], le matériel n’est que brièvement évoqué dans un rapport de fouille qui tient lieu de publication.

Le principal objectif du programme PASHA est donc de déterminer, à la lumière des études céramologiques récentes menées notamment sur le matériel issu des niveaux contemporains de Sovjan, les périodes réellement représentées dans ces sites de hauteur, à partir d’une collecte systématique de leur céramique de surface. On peut espérer ainsi affiner leur chronologie car, dans l’état actuel de la recherche, la plus grande incertitude entoure aussi bien la date de leur fondation que la chronologie de leur occupation. Un cadre chronologique mieux défini pour tous ces sites contribuerait à une meilleure compréhension des dynamiques de développement de l’habitat dans la région, et permettrait de s’interroger sur le lien possible entre l’abandon des sites de plaine et le développement des sites de hauteur.

D’autre part, un contrôle systématique des sites fortifiés des périodes antiques et médiévales a été réalisé car la réutilisation de points stratégiques de hauteur est un phénomène très courant non seulement sur le territoire de l’Albanie mais aussi hors de ses frontières, dans l’ensemble du domaine balkanique (Grèce du Nord, Macédoine…).

 

[1] Voir N. Clayer, Aux origines du nationalisme albanais (2007).

[2] MAFAK est financée par le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, l’EfA et, depuis 2021 par l’Université Paul Valéry de Montpellier et le Labex Archimede (prog. IA-ANR-11-Labx-0032-01). https://hal.archives-ouvertes.fr/MAFAK.

[3] Voir les rapports sur les campagnes PALM de 2007 à 2013, BCH 132.2 à 138.2.

[4] Dans la chronologie traditionnelle albanaise, il n’y a pas de « deuxième phase » textuellement mentionnée ; elle existe sous les termes  de « période urbaine illyirenne, « periudha qytetare ilire », N. Ceka, « Vështrim mbi zhvilliomin e jetës qytetare tek Ilirët e Jugut [Aperçu sur le développement de la vie urbaine chez les Illyrienes du sud] », Iliria 15/2 (1985), p. 119 – 161.

[5] F. Prendi, Vështrim mbi kulturën e periudhës së parë të epokës së hekurit në Shqipëri, Iliria 3 (1974), p. 103-130. (note 2), p. 107; F. Prendi,  Epoka e bronzit në Shqipëri, Iliria 7-8 (1977-1978),  p. 18.

  1. Prendi, Unitet dhe veçori në kulturën Ilire të epokës së hekurit në Shqipëri, Iliria 15/1 (1985), p. 65.

[6] Voir le rapport sur les campagne 2017 et 2018 dans C. Oberweiler, P. Lera, R. Kurti et. al. « Mission archéologique franco-albanaise du bassin de Korçë » [notice archéologique], Bulletin archéologique des Écoles françaises à l’étranger [En ligne], URL : http://journals.openedition.org/baefe/1660 ; DOI : https://doi.org/10.4000/baefe.1660.

[7] Voir J. PAPADOPOULOS, S. MORRIS, L. BEJKO et L. SCHEPARTZ, (éds), The Excavation of the Prehistoric Burial Tumulus at Lofkënd, Albania., Monumenta Archaeologica 34 (2014) ; R. KURTI, Parure, costume et modes vestimentaires en Albanie à l’Âge du Bronze final et à l’Âge du Fer à travers la documentation funéraire, thèse de doctorat non publiée, École Pratique des Hautes Études, Paris (2016) ; M. GORI, T. KRAPF, « The Bronze and Iron Age Pottery from Sovjan »,  Iliria 39 (2015), p. 91-135 ; E. AGOLLI, « Mbi modelin e vendbanimit gjatë epokave të Bronxit të vonë dhe Hekurit të Hershëm rreth liqenit të Prespës së Vogël [The settlement pattern during the Late Bronze and Early Iron Age around the small Lake of Prespa] », Iliria  40 (2016), p. 39-57 ; C. Oberweiler, G. Touchais, P. Lera, « Les dynamiques d’implantation des habitats dans le bassin de Korçë (Albanie) de la préhistoire à la période médiévale : facteurs humains et paléoenvironnementaux », dans J.-L. Lamboley, L. Përzhita, A. Skenderaj (éds), l’Illyrie méridionale et l’Épire dans l’Antiquité VI, Actes du VIe colloque international de Tirana, 20-23 mai 2015, Paris (2019), vol. III, p. 935-946 ; C. Oberweiler, Les dynamiques de l’implantation humaine dans le bassin de Korçë en Albanie. Une étude diachronique, de la préhistoire à la période médiévale. Mémoire présenté à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 66 p. (2014).

[8] Supra n. 6, OBERWEILER 2014 et 2019.

[9] Supra. n. 7.

 [10] M. Magny, B. Vannière, G. Zanchetta, E. Fouache, G. Touchais, L. Petrika, C. Coussot, A.V. Walter-Simonnet, F. Arnaud, « Possible complexity of the climatic event around 4200-4000 cal. BP in the central and western Mediterranean », The Holocene 19 (2009), p. 828 note 11 ; voir aussi O. Peyron, S. Goring, I. Dormoy, U. Kotthoff,  J. Pross, J.-L. de Beaulieu, R. Drescher-Schneider, B. Vannière, M. Magny, « Holocene seasonality changes in the central Mediterranean region reconstructed from the pollen sequences of Lake Accesa (Italy) and Tenaghi Philippon (Greece) », The Holocene 21/1 (2011), p. 131–146.

Les sites lacustres sub-alpins sont d’ailleurs abandonnés définitivement aux alentours de 850 av. J.-C., voir à ce sujet la partie intitulée « Au bord du lac : les palafittes des Alpes occidentales et leur territoires » dans Y. BILLAUD, Th. LACHENAL (éds). Entre terres et eaux. Les sites littoraux de l’âge du Bronze : spécificités et relations avec l’arrière-pays. Société préhistorique française. Actes de la séance de la Société préhistorique française d’Agde (20-21 octobre 2017), Organisée avec l’Association pour la promotion des recherches sur l’âge de Bronze (2020).

[11] La phase récente du FA est identifiée à Sovjan VII, Maliq IV…

[12] Gj. Karaiskaj, 5000 vjet fortifikime në Shqipëri (1981), p. 9-36; Gj. Karaiskaj, P. Lera, « Fortifikimet e periudhës së parë të hekurit në pellgun e Korçës », Kuvendi I i Studimeve Ilire (1974), p. 263-290 ; M. Korkuti, « Rreth vendbanimeve të fortifikuara ilire të periudhës së parë të hekurit në territorin e Shqipërisë », Studime Historike 3 (1973), p. 107-121; N. Ceka, « Lindja e jetës qytetare tek ilirët e jugut », Iliria 13/2 (1983), p. 143-157.

[13] P. Lera, « Vendbanimi Ilir në Gradishtën e Symizës [L’habitat illyrien à Gradishte de Symiza] », Iliria 22 (1992), p. 177-208.

M A F A K

ASM
Archéologie des Sociétés Méditerranéennes,
UMR 5140
Université Paul-Valéry - CNRS, MCC
F-34000, Montpellier

Mentions légales

Consulter les mentions légales

Contactez nous

Contact
Connection